Europe occidentale, 31 décembre 2003, 16h30.
Je m'appelle Lyra... Comme chaque soir,
du haut des remparts, je regarde le coucher du soleil, seule. Tant de
soirs déjà, cela fait longtemps que je ne les compte
plus. L'air autour de moi est glacé et ma respiration provoque
de petits nuages de brume à intervalle régulier,
pourtant, bien que ne portant qu'une simple robe de soie noire, je n'ai
pas froid.
Soudain, je ressens un frôlement au
niveau de mes chevilles et je vois s'enfuir un chat noir. Avant de
disparaître, il se retourne, plongeant ses yeux jaunes de
félin dans les miens, soutenant mon regard alors que personne
n'y parvient plus... Je réalise alors que c'est ce soir... Ce
soir, c'est ma nuit !
***
Égypte, fin 998 avant J.C.
La brise est douce sur mes bras nus. Avec
Liana, nous avons encore fait le mur, sous couvert de la nuit. Les
autres filles ne comprennent pas pourquoi nous faisons cela. Elles
auront de bons mariages et des enfants en nombre dans une jolie maison
au bord du Nil : elles sont sages et disciplinées, c'est ce que
l'on attend d'elles au palais. Mais Liana et moi, cela ne nous suffit
pas, c'est pour cela que l'on se sauve, nuit après nuit, nous
fondant dans les ombres, vêtues de nos légères
robes de soie noire. Nous avons essayé de leur expliquer
l'extase de la nuit, l'excitation ressentie en traversant la ville
endormie malgré l'interdiction avec la brise douce et chaude
pour seule compagne, mais elles ne font qu'ouvrir de grands yeux
horrifiés, le regard plein d'incompréhension... Alors
cette nuit encore, nous sommes parties seules.
Liana a proposé d'aller se baigner
dans les eaux du lac interdit, mais moi je sais déjà
qu'elle n'en aura jamais le cran. Nous longeons les ruelles, ignorant
les peurs tapies dans les recoins sombres. Soudain je me trouve nez
à nez avec un magnifique chat noir. Il me regarde de ses yeux
félins, puis disparaît dans la nuit... On raconte de
drôles de choses au dortoir, surtout les noirs, on dit qu'ils
sont des messagers, qu'ils viennent nous prévenir... mais de
quoi ? La voix impatiente de Liana me sort de mes songes, le lac est en
vue, sa surface scintillant sous la lune.
Liana me regarde, les yeux
pétillant d'excitation. Prudemment, elle approche la main de
l'eau... Avec un petit cri, elle frôle la surface et se retire
précipitamment. Elle me fait face, fière, me mettant au
défi. Lentement, je laisse la soie glisser le long de mon corps
puis, la fixant dans les yeux, j'avance d'un pas décidé,
solennel, vers la rive. Je n'ai aucune peur, sous son regard empli
d'admiration, je pénètre dans l'eau, laissant sa
fraîcheur m'envahir, les yeux clos, avançant
jusqu'à ce que seule ma tête dépasse encore
à l'air libre. Je me sens si bien, comme enivrée...
Tout à coup, le cri de Liana me
tire de cette transe et, me retournant vivement, je l'aperçois,
lui ! Il tient Liana dans ses bras, l'immobilisant, et me regarde dans
les yeux, un petit sourire charmeur au coin des lèvres. La
pauvre Liana est tremblante de peur ! Lui est calme, moi aussi. Il
plonge son regard tout au fond de moi, abattant toutes mes
défenses, je m'abandonne. Puis je l'entends, à
l'intérieur, me demandant silencieusement de sortir de l'eau et
de m'approcher, je m'exécute, oubliant ma nudité
quasi-complète. C'est alors qu'il se penche vers Liana, sans me
quitter des yeux, et j'aperçois ses canines percer doucement la
peau de mon amie au niveau de la carotide, elle frémit, poussant
un petit cri, son regard me suppliant d'intervenir. Il boit, elle a
peur, moi je ne bouge pas. J'ai compris qui il est, ce qu'il est. Je
devrais m'enfuir en courant, comme n'importe quelle fille du dortoir le
ferait, même la courageuse Liana, ce qu'elle fait d'ailleurs
maintenant qu'il vient de la lâcher, mais moi, je ne bouge pas.
"Pourquoi ne la suis-tu pas, petite fille
?" sa voix résonne dans ma tête. "Tu sais ce que je
suis... Mais tu n'as pas peur, tu sais pourquoi je suis là... Tu
m'attendais."
Il s'approche, posant sa main sur ma
joue, l'autre autour de ma taille, me tirant à lui. Repoussant
délicatement mes cheveux, il vient à moi, je sens son
souffle froid à la base de mon cou, mais je n'ai pas peur. Une
douleur vive, telle une piqûre, me fait grimacer, juste avant
qu'il ne commence à boire mon sang, longuement, provoquant en
moi le même état d'ivresse que quelques instants plus
tôt, les eaux du lac interdit. Soudain, il s'arrête. Je me
rends compte que nous sommes tous deux agenouillés par terre et
je réalise alors à quel point je suis faible. Je me
laisse glisser dans ses bras, je crois que je vais mourir...
***
Europe occidentale, 31 décembre 2003, 17h30
La nuit est claire en haut
des remparts. N'importe qui, levant les yeux, pourrait admirer ces
millions de petits joyaux lovés dans le velours du ciel.
Pourtant aucun d'eux n'y songe... À mes pieds, ils s'affairent
tous pour les derniers préparatifs, courant après ce
temps qui leur manque, alors qu'il ne signifie rien... Je scrute la
foule tumultueuse, cherchant celle que je dois trouver ce soir.
Quittant mon perchoir, je descends dans la rue, où chacun
s'écarte instinctivement pour me laisser un passage, j'aime ce
pouvoir charismatique que j'ai acquis au cours de ces trois mille ans
de mon existence de vampire.
Je parcours le centre ville,
tous les sens en alerte, je la sens, elle m'appelle, elle n'est plus
très loin ! Je m'arrête au coin d'un boulevard, guettant
la porte de la boutique dans laquelle elle vient d'entrer. Je n'ai plus
beaucoup de temps, tout doit être fini avant l'aube. Elle ressort
enfin, sa robe de soirée soigneusement pliée dans un sac.
Je la suis jusque chez elle, attendant qu'elle se prépare pour
cette soirée qu'elle n'oubliera jamais...
***
Égypte, fin 998 avant J.C.
Il fait noir, si noir, toutes mes forces
m'abandonnent. C'est alors que je sens une goûte de liquide chaud
et âcre couler sur mes lèvres alors, comme
douées d'une volonté propre, mes mains saisissent le
poignet offert et je bois, mon esprit s'évade... Dans mon
extase, je l'entends à peine me susurrer...
"Bois petite, ma douce petite fille...
Au matin je m'étendrai et tu me succéderas.
Ta vie sera longue, bien plus que tu ne l'imagines...
Pourtant jamais tu n'oublieras le nom de Kilian,
Jamais tu n'oublieras cette nuit..."
Le pouvoir grandit en moi au fur et
à mesure que j'absorbe le sang de Kilian, le privant de ses
forces par la même occasion, mais les choses doivent se passer
ainsi...
"Cette nuit est la tienne, ma douce !"
Je m'arrête enfin, presque à
contre cœur... À présent c'est Kilian qui est
allongé dans mes bras, faible. Le soleil pointe à l'Est,
bientôt il fera jour...
"Pourquoi moi ?" lui demandé-je.
"Parce que tu étais la seule
à le vouloir, je t'ai senti m'appeler depuis des lunes. Tu as
fait ton choix, comme je l'ai fait en mon temps, mais rien n'est
gratuit, tu devras payer le prix... Tu ne craindras ni la nuit, ni le
jour, pas plus que le froid ou les blessures, tu auras un pouvoir tel
que tu ne l'imaginais pas dans tes rêves les plus fous ! Mais le
prix sera la solitude, car mon temps ici bas est révolu et
chaque vie que tu tenterais de prolonger te priverait d'une partie de
ton pouvoir..."
Le jour se lève... Là-bas,
un animal pousse un cri, alors que Kilian expire pour la
dernière fois, devenant poussière entre mes bras. De
lourdes larmes de sang naissent au coin de mes yeux pour cet homme que
j'ai à peine connu et qui, en l'espace d'une nuit, a
changé ma vie. Ramassant mes vêtements pour me couvrir, je
songe un instant à retourner au dortoir, retrouver Liana, mais
à quoi bon... Kilian m'a dit que je serai seule...
Quittant tout ce que je connaissais, je
m'enfonce dans le désert...
***
Europe occidentale, 31 décembre 2003, 19h
Ma proie se montre enfin, superbe dans sa
fine robe de soie noire.
"Tu n'as pas changé, malgré
tout... Liana..." murmuré-je sans qu'elle puisse m'entendre.
Elle prend la direction des remparts, ce
qui m'étonne, mais me convient parfaitement. Je la suis à
travers la foule en fête, sans me faire remarquer jusqu'au
sommet, sous les étoiles. Accoudée au muret, elle observe
les astres, caressant distraitement le chat qui est venu se blottir
contre elle, il est noir, ce doit être le même que j'ai
entrevu un peu plus tôt. Soudain, d'un geste trop naturel pour
les circonstances, elle se tourne vers moi.
"Tu en as mis du temps... Lyra."
Je me fige, elle ne devrait pas m'avoir
sentie, elle ne devrait pas savoir qui je suis, elle ne devrait pas se
souvenir !
"Tu as l'air surprise... Croyais-tu que
j'avais oublié ? Toutes nos nuits avec la brise ? Ton corps
baigné de lune, cette nuit là ? Cela fait longtemps et
j'ai vécu maintes vies depuis, mais je n'ai jamais
oublié... Et toi non plus."
Je ne sais quoi penser, les choses ne
devaient pas se passer ainsi, elle n'aurait dû se souvenir qu'une
fois le transfert effectué ! Déboussolée, je ne
peux que murmurer "Liana..."
"Oui... C'est comme cela que tu
m'appelais jadis. Dans cette vie je me nomme autrement... Mais plus
pour très longtemps, n'est-ce pas ?"
"Comment tu...?"
"Comment je fais pour me rappeler ? Cela
fait des années que je t'attends, Lyra. Des années que
j'ai honte de ma fuite, honte de t'avoir abandonnée... Certes je
n'aurais pas eu ton pouvoir, mais je t'aurais eu toi, durant ces trois
mille longues années... C'est pour cela que je suis là,
ce soir, pour passer avec toi la dernière de tes nuit et
recevoir ton pouvoir afin que tu survives en moi..."
"Je... Liana..."
Elle est là, face à moi, la
seule personne qui m'a manqué durant cette interminable
existence, elle est là maintenant, alors que mon temps à
moi s'achève. Oubliant tout autour de moi, je m'élance me
blottir au creux de ses bras, enfouissant ma tête dans ses
cheveux, respirant son parfum. Consciente de ce qui doit se passer et
que cela doit se passer maintenant, elle m'offre son cou, où mes
canines percent deux petits trous, laissant le sang chaud
s'écouler dans ma bouche.
"Tu vois, cette fois je ne m'enfuirai
pas, je reste avec toi... Cette nuit est la tienne, je te la donne..."
me susurre-t-elle à l'oreille.
Je la sens faiblir, je me rappelle, je
sais ce qu'elle ressent à cet instant, nous tombons à
genoux dans l'herbe, je la prends dans mes bras en cessant de boire.
Ses yeux sont clos... Ses cheveux sont légèrement
bouclés, elle n'a pas besoin de tirer dessus tous les matins
pour satisfaire aux caprices de pharaon, cela lui va bien... Un rayon
de lune éclaire son visage paisible... M'accordant un dernier
instant pour la contempler, j'entaille légèrement ma
lèvre inférieure et laisse tomber deux goûtes sur
les siennes. Comme douées de vie, ses mains passent
derrière ma nuque et m'attirent à elle pour le dernier
baiser de ma vie, alors qu'au loin, des lumières explosent dans
le ciel au milieu de cris de joie. Elle boit... Je m'affaiblis,
bientôt elle se redressera pour me prendre à son tour dans
ses bras puis s'arrêter de boire, bientôt tout sera fini...
"Lyra..."
J'ouvre péniblement les yeux,
toutes mes forces semblent m'avoir abandonnée, le transfert
s'est bien effectué.
"Li... Liana..." qu'il est dur
d'articuler ce simple nom...
"Liana, je suis contente... que ce soit
toi... Je suis... heureuse, même si je dois... te quitter."
Elle me regarde en souriant, des larmes
écarlates dans ses yeux vert émeraudes, elle n'a vraiment
pas changé...
"Promets-moi une chose, Liana... Ne reste
pas seule toutes ces années... Ne fais pas la même...
erreur que moi... je me suis trompée... l'important ce n'est pas
le pouvoir... et toi... Tu n'as plus à m'attendre..."
Je referme les yeux, sentant venir la
fin... Les premiers rayons du soleil me caressent le visage, le matin
sent bon la rosée, je me sens partir...
J'observe Liana de haut. De la
poussière macule sa belle robe, des larmes de sang inondent ses
joues. Elle se lève doucement, contemplant le soleil qui renait.
Puis, séchant ses larmes du revers de la main, elle redescend
vers la ville... Celle-ci, au lieu de s'éveiller, s'endort
après une nuit de fête... Moi je n'ai plus rien à
faire ici, je vais m'estomper pour disparaître enfin totalement...
"Bonne année, Liana, ma douce,
puisses-tu trouver une compagne..."
FIN
***
Note: Le concept du
vampire n'est pas ici le vampire classique, ainsi, quelques
précisions s'imposent pour compléter la lecture du texte,
même si la plupart des aspects y sont évoqués. Ici,
le vampire a une durée de vie limitée de 3000 ans. Il se
nourrit de sang mais n'est pas obligé de tuer ses victimes.
Vampiriser quelqu'un prive le vampire d'un partie de son pouvoir (la
partie qu'il lègue au "nouveau-né") c'est pourquoi les
vampires évitent de le faire la plupart du temps. Toutefois,
à la fin des ses 3000 ans d'existence vampirique, il est de
coutume qu'il choisisse un élu dans la population humaine afin
de lui léguer la totalité de son pouvoir avant la mort,
donnant ainsi naissance à un nouveau vampire, souvent
appelé le successeur.
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